Nexperia sous contrôle public : les Pays-Bas verrouillent un maillon stratégique de la chaîne des puces

La Haye a placé Nexperia, fondeur de semi-conducteurs d’origine néerlandaise détenu par la Chine, sous contrôle public. Derrière ce geste politique, une logique de sécurité technologique : préserver un maillon essentiel des chaînes d’approvisionnement de défense et protéger la souveraineté industrielle européenne face aux influences extérieures.

Le 12 octobre 2025, le ministère néerlandais des Affaires économiques a annoncé l’activation d’une mesure exceptionnelle : le placement du fabricant de semi-conducteurs Nexperia sous tutelle de l’État. Fondée à Nimègue, cette société produit chaque année plus de 100 milliards de composants utilisés dans l’automobile, les télécommunications, mais aussi les systèmes embarqués de défense. En invoquant la Goods Availability Act, La Haye a ouvert une brèche juridique inédite : un contrôle administratif d’entreprise au nom de la continuité stratégique et de la sécurité nationale. Une décision que le ministère qualifie lui-même de « hautement exceptionnelle ».

Un fondeur devenu enjeu de sécurité nationale.

Ancienne filiale de NXP, Nexperia a été rachetée en 2018 par le groupe chinois Wingtech pour environ 3,6 milliards de dollars. Depuis, l’entreprise s’est imposée comme un acteur clé du maillage électronique européen : diodes, transistors, circuits logiques… ses composants se retrouvent dans les calculateurs automobiles, les réseaux 5G et certaines chaînes industrielles duales. Autrement dit, une dépendance silencieuse, mais critique. Selon le gouvernement néerlandais, « la perte de ces capacités constituerait un risque pour la sécurité économique des Pays-Bas et de l’Europe ».

Ce qui inquiète La Haye n’est pas la performance industrielle de Nexperia, mais sa gouvernance. Les autorités évoquent de « graves manquements » susceptibles de compromettre la disponibilité des produits en cas de crise. Derrière cette formulation prudente, se profile une crainte bien connue des milieux de défense : le risque d’interférences étrangères sur une infrastructure technologique sensible. Dans un contexte de tensions croissantes entre Pékin et les capitales européennes, nexperia devient un cas d’école de vulnérabilité industrielle.

La Goods Availability Act : un outil de résilience technologique.

Adoptée en 2020 dans le sillage de la pandémie, la Goods Availability Act (Wbg) autorise le gouvernement néerlandais à intervenir directement dans la gestion d’entreprises jugées critiques pour la défense ou la sécurité publique. Le texte permet notamment de nommer un administrateursuspendre un dirigeant, ou restreindre certaines décisions stratégiques afin de garantir la disponibilité de biens essentiels. Dans le cas présent, un administrateur indépendant non chinois a été désigné, tandis que le directeur exécutif Zhang Xuezheng a été suspendu par un tribunal d’Amsterdam.

Le ministère de l’Économie justifie cette mesure « pour empêcher que les produits fabriqués par Nexperia ne deviennent indisponibles en cas d’urgence ». Une formulation qui évoque directement la logique de préparation de guerre ou de mobilisation industrielle : garantir que les lignes de production de composants restent accessibles aux chaînes européennes, quelles que soient les pressions extérieures. Pour les experts de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD), il s’agit d’un tournant doctrinal : l’intervention économique devient un instrument de protection stratégique, à l’instar du contrôle des exportations sensibles.

Sécurité économique et souveraineté industrielle : une frontière redessinée.

En apparence, Nexperia reste une société privée. Wingtech conserve la propriété de ses actifs, mais ses droits de contrôle sont « temporairement restreints ». En réalité, la décision opère une nationalisation fonctionnelle, sans rachat ni expropriation. Le gouvernement néerlandais se réserve un droit de veto sur les orientations stratégiques : transferts technologiques, contrats à l’export, ou toute décision susceptible d’altérer la résilience des chaînes de valeur locales. L’État devient ainsi gardien d’une capacité industrielle considérée comme « infrastructure de défense implicite ».

Cette approche reflète une tendance lourde : l’intégration de la sécurité économique au cœur de la politique de défense. Depuis les restrictions imposées à ASML sur les exportations de machines de lithographie vers la Chine, La Haye a pris conscience de sa vulnérabilité systémique. La tutelle sur Nexperia parachève ce repositionnement. Elle traduit la conviction que les semi-conducteurs, au même titre que les armements conventionnels, constituent un facteur de puissance. Le contrôle public devient donc un outil de dissuasion technologique, autant qu’un bouclier industriel.

Un signal fort pour l’Europe de la défense technologique.

L’impact dépasse le cadre néerlandais. En agissant ainsi, les Pays-Bas testent un mécanisme de souveraineté technologique que Bruxelles observe de près. La décision crée un précédent juridique : un État membre peut désormais intervenir pour sécuriser une entreprise étrangère opérant sur son sol, sans violer les principes du marché unique. Pour les partisans d’une Europe de la défense intégrée, c’est une étape vers la mutualisation des instruments de résilience industrielle.

Dans l’immédiat, la tutelle de Nexperia a produit un effet miroir : la chute de 10 % de l’action Wingtech à Shanghai illustre la sensibilité du marché chinois à toute mesure de contrôle occidental. Mais au-delà de ce signal financier, le geste néerlandais a valeur de doctrine. Il affirme qu’un État peut intervenir sur un maillon critique sans désorganiser la production, ni affaiblir la chaîne d’approvisionnement européenne. Pour les militaires et les industriels de la défense, c’est un signal stratégique : la résilience ne se décrète pas, elle s’organise – y compris dans les usines de semi-conducteurs.

Nexperia, pierre angulaire d’une autonomie technologique européenne.

Pour l’Europe, la mise sous tutelle de Nexperia s’inscrit dans une recomposition plus large. Le continent cherche à réduire sa dépendance vis-à-vis des composants asiatiques, tout en renforçant les capacités duales utiles aux programmes de défense : systèmes embarqués, capteurs, radars, communications sécurisées. Dans cette optique, chaque acteur industriel maîtrisant le silicium de puissance, les microcontrôleurs ou les composants de gestion d’énergie devient un enjeu stratégique.

En plaçant Nexperia sous supervision publique, les Pays-Bas affirment leur rôle de sentinelle technologiqueL’opération pourrait inspirer d’autres capitales européennes. Car au-delà du cas néerlandais, se dessine une nouvelle architecture de sécurité : une économie de guerre diffuse, où la souveraineté ne se limite plus aux arsenaux, mais s’étend aux chaînes électroniques, au cloud, et à la micro-énergie. En d’autres termes, défendre la nation, c’est désormais protéger ses puces.

Adelaide Motte .